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Hazel

Les fantômes formèrent des rangs et encerclèrent le carrefour. Ils étaient une centaine en tout : moins nombreux qu’une légion, plus qu’une cohorte. Certains portaient les étendards ornés d’éclairs, en lambeaux, de la Cinquième Cohorte de la Douzième Légion – l’expédition funeste menée par Michael Varus dans les années 1980.

Ils étaient pour la plupart équipés d’armes en or impérial, en bien plus grand nombre que n’en possédait la Douzième Légion. Hazel sentit bourdonner autour d’elle la force d’une telle concentration d’or impérial, et c’était encore plus effrayant que les craquements du glacier. Elle se demanda si elle pouvait se servir de son pouvoir pour contrôler les armes, voire désarmer les fantômes, mais elle eut peur d’essayer. L’or impérial n’était pas qu’un métal précieux. Il était mortel pour les monstres et les demi-dieux. Essayer d’en maîtriser une si grande quantité équivalait à tenter de contrôler le plutonium d’un réacteur. Elle risquait, si elle échouait, de rayer le glacier Hubbard de la carte et de causer la mort de ses amis.

— Thanatos ! lança Hazel en se tournant vers le personnage à capuche. Nous sommes venus vous sauver. Si vous contrôlez ces ombres, dites-leur…

Sa voix se brisa. La capuche du dieu tomba et ses robes glissèrent au sol quand il déploya ses ailes, découvrant un personnage en simple tunique noire sans manche, ceinturée à la taille. C’était le plus bel homme qu’Hazel ait jamais vu.

Il avait la peau couleur de teck, noire et lisse comme la vieille table de spiritisme de la Reine Marie. Ses yeux étaient du même miel doré que ceux d’Hazel. Il était svelte et musclé, avec un visage majestueux et des cheveux noirs qui tombaient en cascade sur ses épaules. Ses ailes scintillaient de reflets bleus, noirs et violets.

Hazel se força à respirer.

Beau, tel était le mot qui convenait pour décrire Thanatos – pas séduisant, charmant ou sexy, rien de tout ça. Il avait la beauté des anges : parfaite, intemporelle, distante.

— Oh, laissa-t-elle échapper d’une petite voix.

Les poignets du dieu étaient pris dans des menottes gelées, rattachées à des chaînes qui s’enfonçaient dans le sol du glacier. Il avait les pieds nus, eux aussi entravés et enchaînés.

— C’est Cupidon, dit Frank.

— Dans une version plus virile, acquiesça Percy.

— Vous me flattez, dit Thanatos, d’une voix aussi belle que lui, grave et mélodieuse. On me prend souvent pour le dieu de l’Amour. La Mort a plus en commun avec l’Amour que vous ne le croiriez. Cependant, je suis la Mort, je vous l’assure.

Hazel n’en doutait pas. Elle se sentait comme réduite en cendres. Susceptible, d’une seconde à l’autre, de s’effriter et d’être aspirée dans le grand néant. Thanatos n’avait même pas besoin de la toucher, lui semblait-il. Il suffirait qu’il lui dise de mourir. Elle chavirerait aussitôt, son âme obéirait à cette voix si belle et à ces yeux pleins de bonté.

— Nous sommes… nous sommes ici pour vous sauver, parvint-elle à dire. Où est Alcyonée ?

— Me sauver ? (Thanatos plissa les yeux.) Comprends-tu ce que tu es en train de dire, Hazel Levesque ? Comprends-tu ce que ça signifiera ?

Percy s’avança.

— Nous perdons du temps.

Il abattit Turbulence sur les chaînes du dieu. Le bronze céleste tinta contre la glace, mais l’épée resta attachée à la chaîne comme avec de la colle. Le givre grimpa le long de la lame. Percy se mit à tirer frénétiquement, et Frank accourut à son secours. À eux deux, ils arrivèrent à dégager Turbulence juste avant que le givre ne gagne leurs mains.

— Ça ne marchera pas, lança Thanatos. Quant au géant, il est tout près. Ces fantômes ne sont pas à moi, mais à lui.

Thanatos balaya du regard les soldats-spectres, qui se mirent à piétiner sur place, comme si un vent arctique parcourait leurs rangs.

— Alors comment pouvons-nous vous libérer ? demanda Hazel.

Thanatos reporta son attention sur elle.

— Fille de Pluton, enfant de mon maître, s’il y a bien quelqu’un qui ne devrait pas vouloir me voir libre, c’est toi.

— Vous vous imaginez peut-être que je ne le sais pas ?

Hazel sentait ses yeux piquer, mais elle était passée au-delà de la peur. Il y a soixante-dix ans, elle était une petite fille qui avait peur. Elle avait perdu sa mère en agissant trop tard. À présent, elle était soldat de Rome. Elle n’allait pas échouer de nouveau. Elle n’allait pas laisser tomber ses amis.

— Écoutez-moi, dieu de la Mort. (Elle dégaina son arme de cavalerie et Arion se cabra avec arrogance.) Je ne suis pas revenue des Enfers et je n’ai pas fait des milliers de kilomètres pour m’entendre dire que je suis stupide de vous libérer. Si je meurs, je meurs. Je combattrai cette armée tout entière s’il le faut. Dites-nous juste comment briser vos chaînes.

Thanatos l’examina brièvement.

— Intéressant. Tu comprends, n’est-ce pas, que ces ombres ont été des demi-dieux, comme toi. Ils se sont battus pour Rome. Ils sont morts sans mener à bien leurs quêtes héroïques. Comme toi, ils ont été envoyés à l’Asphodèle. Et maintenant, Gaïa leur a promis une seconde vie s’ils se battent pour elle aujourd’hui. Bien évidemment, si tu me libères et parviens à les écraser, ils devront retourner aux Enfers, dont ils n’auraient jamais dû sortir. Et ils risqueront d’être condamnés au châtiment éternel pour avoir trahi les dieux. Es-tu certaine de vouloir me libérer et damner ces âmes pour toujours ?

— Ce n’est pas juste ! s’écria Frank en serrant les poings. Voulez-vous qu’on vous libère, oui ou non ?

— « Juste… », répéta le dieu de la Mort d’un ton songeur. J’entends ce mot si souvent, Frank Zhang ! Si tu savais comme il est vide de sens ! Est-il juste que ta vie brûle d’une flamme si vive et si brève ? Était-il juste que je mène ta mère aux Enfers ?

Frank tituba comme s’il recevait un coup de poing en pleine figure.

— Non, dit tristement le dieu de la Mort. Ce n’était pas juste. Et pourtant son heure était venue. Il n’y a pas de justice dans la Mort. Si vous me libérez, je ferai mon devoir. Mais ces fantômes essaieront de vous en empêcher, bien sûr.

— En somme, résuma Percy, si on vous libère, on se fait attaquer par une bande de mecs en vapeur noire avec des épées en or. D’accord. Comment on brise ces chaînes ?

Thanatos sourit.

— Seul le feu de la Vie peut faire fondre les chaînes de la Mort.

— Sans les devinettes, s’il vous plaît ? fit Percy.

Frank inspira avec effort.

— Ce n’est pas une devinette, dit-il.

— Frank, non, protesta Hazel d’une voix faible. Il doit y avoir un autre moyen.

Un rire puissant se fit entendre. Et une voix rocailleuse tonna :

— Mes amis ! Je vous attends depuis si longtemps !

Alcyonée se tenait devant les grilles du camp. Il était encore plus grand que le géant Polybotès qu’ils avaient vu en Californie. Il avait la peau métallique et dorée, une cotte de mailles en platine et à la main un énorme gourdin en fer. Il s’avança en martelant le sol glacé de ses pattes de dragon couleur rouille. Des pierres précieuses brillaient dans ses tresses rousses.

Hazel ne l’avait jamais vu entièrement formé, mais elle le connaissait mieux que ses propres parents. Elle l’avait fait. Pendant des mois, elle avait hissé de l’or et des joyaux des entrailles de la Terre pour créer ce monstre. Elle connaissait les diamants qui lui servaient de cœur. Elle savait qu’il lui coulait du pétrole dans les veines en guise de sang. Plus que tout au monde, elle voulait le détruire.

Le géant s’approcha et lui sourit de toutes ses dents en argent massif.

— Ah, Hazel Levesque ! dit-il. Tu m’as coûté cher ! Sans toi, je me serais réveillé depuis plusieurs décennies et ce monde serait déjà à Gaïa. Mais peu importe !

Il ouvrit grand les bras pour désigner les rangs de soldats-spectres.

— Bienvenue, Percy Jackson ! Bienvenue, Frank Zhang ! Je suis Alcyonée, le cauchemar de Pluton et nouveau maître de la Mort. Et voici votre nouvelle légion.